6.6.13

Américaines et Européennes



Je me promenais l’autre année, sur l’Acropole, avec un jeune savant américain qui a longtemps séjourné en Europe.  Il s’appelle James, je m’appelle Pierre.

PIERRE. – Regarde cette jeune femme de chez vous qui marche entre les colonnes du Parthénon.  C’est une sœur qui rejoint ses sœurs.
JAMES. – Si ces colonnes sont ses sœurs, je voudrais bien qu’elle en tire une leçon.
PIERRE. – Quelle leçon ? Elle se tient aussi droite qu’elles. Ses bras, ses jambes sont aussi ronds et ses épaules font une ligne transverse aussi noble qu’un chapiteau dorien.
JAMES. – Mais elle est mal habillée.
PIERRE.- Peu importe. Il est vrai qu’elle a acheté à Paris une robe moins jolie que celle qu’aurait choisie une Parisienne ; mais si cette robe tombait, on verrait un corps anobli par l’exercice.
JAMES. – Mais voyez quel regard docile et stupide ma jeune compatriote jette sur ces colonnes que vous appelez ses sœurs.
PIERRE. - En effet, la seule laideur que je lui trouve c’est cette moue d’application tandis qu’elle essaye de révérer quelque chose qui lui est étranger. Elle n’a pas besoin de comprendre le Parthénon si elle en ressuscite la beauté. S’il y a quelque chose au monde qui ressemble à une colonne du Parthénon, dans sa force et sa grâce, c’est une jeune Américaine.
JAMES. – Cette ressemblance n’est qu’une apparence. Allez lui parler et vous déchanterez. Comment pouvez-vous la louer avec tant d’imprudence. Vous avez pourtant connu beaucoup d’Américaines.
PIERRE. – Si je lui parlais, je ne me laisserais pas décourager par les sottises qu’elle pourrait me répondre.
JAMES. – Pourtant elle sera comme toutes les autres : vous ne trouverez aucun équilibre entre son esprit et son cœur comme chez vos Européennes. Aussi vous ne pourrez plus la comparer à une colonne.
PIERRE. – Croyez-vous que les jeunes filles qui défilaient autour de ces portiques, lors des Panathénées, il y a vingt-quatre siècles, étaient aussi bien équilibrées qu’on le croit. En elles se disputaient la vertu de Minerve et les parfums de l’Asie. Je ne m’effraie point que cette étudiante de Harvard se partage entre le raffinement sceptique de Paris et la crédulité encore brute de vos gratte-ciel.
JAMES. – Voilà des idées bien conventionnelles sur les Américains… et sur les Européens. Je ne crois pas du tout qu’entre vous et nous, vous soyez les sceptiques et nous les crédules. Au risque de vous étonner, je croirais tout le contraire. Du moins, s’il s’agit de l’amour. Vous croyez encore à l’amour, et il règne encore l’amour en Europe parce que malgré votre fâcheuse envie vous ne nous imitez pas tout à fait dans notre folie de vitesse : vous allez encore assez lentement pour songer à l’amour. Mais nous, nous sommes tous pris dans la ronde éperdue de l’argent : les hommes ne s’occupent qu’à la gagner, les femmes à le dépenser.
PIERRE. – Croyez-vous que ce n’est que pour dépenser de l’argent que les Américaines viennent en Europe ?
JAMES. – C’est en vain qu’elles courent après l’amour, fantôme européen, de Londres à Venise. Elles ne le connaissent pas, ce n’est point par innocence, mais par dessèchement. Elles sont égoïstes, mais ce sont des égoïstes qui n’ont pas appris à jouir de la vie.
PIERRE. – Mais vous, les hommes ?
JAMES. – La plupart d’entre nous sont condamnés aux travaux forcés. Ceux qui comme moi ont songé aux loisirs sont au sortir de notre enfer de travail aussi désemparés que les femmes.
PIERRE. – Mais un jour la bonne fatigue débarquera en Amérique, annonciatrice de la sainte paresse. Alors vous vous arrêterez de besogner comme des esclaves aveugles et vous regarderez vos femmes. Sous vos regards, leur sécheresse tombera comme une écorce.
JAMES. – En attendant ces jours encore lointains, je suis amoureux des Européennes. Je vous avouerai que je ne les distingue pas très subtilement les unes des autres et qu’il m’est arrivé de recevoir des impressions presque semblables à Rome et à Berlin, à Prague et à Paris. S’ils voyaient comme les beautés de leurs pays voisins se confondent dans le cœur d’un pèlerin d’Amérique, les Européens laisseraient peut-être tomber un peu leurs hostilités intestines. Pour moi, chaque fois que je rentre d’un voyage d’Europe dans ma belle université de Californie, je ne me rappelle qu’une chose, c’est que toutes les Européennes savent s’abandonner à l’amour.
PIERRE. – Bravo, James. Mais regardez donc mon Américaine là-bas entre les colonnes, elle a été rejointe par un jeune Grec que je connais bien et qui m’a l’air de lui faire la cour. Regardez-les. Les voilà qui s’en vont ensemble.
JAMES. – Cela fait un beau couple.
PIERRE. – Pour sauter en bas des degrés du Parthénon, elle a bien sauté. Quelle souplesse. Elle s’est confiée avec plaisir à la main qu’il lui tendait.
JAMES. – Presque comme une Européenne.
PIERRE. – Ils vont se faire leurs confidences du côté de l’Érechtéion.
JAMES. – Je lui souhaite de recevoir d’un Européen la même leçon que m’ont accordée quelques Européennes.
PIERRE. – Mais oui. Rien ne se suffit à soi-même.
JAMES. – Les continents ont besoin les uns des autres.
PIERRE. – A vous, les Européennes.
JAMES. – A vous, les Américaines.
PIERRE. – Il y a aussi les Russes ?
JAMES. – Nous en parlerons demain en roulant vers Delphes. Et si vous avez vanté une jeune Américaine, parmi les colonnes du Parthénon, je louerai ces Slaves longues et blanches qui donnent à Paris ces plus beaux mannequins et font si bien valoir les collections de vos couturiers.

Pierre Drieu La Rochelle – non daté

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