12.3.11

Faire de l'escrime au petit matin



"Ce fut à cette époque que Werner, mon frère cadet, et Hans connurent un nouvel enthousiasme qui marqua leur vie. Ils entrèrent dans un petit groupe d’amis, la « Jugendschaft ». De tels cercles existaient dans différentes villes d’Allemagne et particulièrement là où se manifestait encore une vie culturelle. Ces associations étaient tout ce qui subsistait de la « Jeunesse Confédérée », mouvement dispersé et d’ailleurs interdit depuis longtemps par la Gestapo.

Les jeunes, qui avaient imprimé à ces groupements leur aspect original, étaient reconnaissables à la façon dont ils s’habillaient, à leurs chants, et presque à leur manière de parler. Je ne sais pas si on peut vraiment décrire une pareille chose. Il faut l’avoir vécue. L’existence pour ces jeunes gens était une longue et superbe aventure, une expédition dans un univers inconnu et séduisant. Le groupe partait souvent en week-ends et les garçons étaient habitués, même par un froid très vif, à dormir dans des tentes copiées sur celles des Lapons du grand Nord.

Assis autour du feu, ils lisaient à haute voix, ou chantaient, s’accompagnant à la guitare, au banjo ou à la balalaïka. Ils collectionnaient les chants de tous les peuples, et écrivaient eux-mêmes la musique et les paroles de leurs hymnes solennels ou de chansons gaies. Ils faisaient de la peinture, de la photographie, rédigeaient des poèmes et composaient de tous leurs souvenir de splendides livres de voyage et des revues. En hiver, ils grimpaient sur les sommets perdus, dévalaient les pentes en ski, au risque de se rompre les os ; ils aimaient, au petit matin, faire de l’escrime ; ils emportaient toujours des livres avec eux, des ouvrages importants où ils découvraient une nouvelle expérience intérieure et par lesquels peut-être ils apprenaient à se connaître eux-mêmes. Sérieux et réservés, ils avaient une tournure d’esprit originale, la raillerie facile et une bonne dose d’humour.

Farouchement libres, ils chassaient dans les bois ; ils se jetaient, dès l’aurore, dans l’eau glacée des rivières, observaient pendant des heures, étendus à plat ventre, les bêtes sauvages et les oiseaux. Ils allaient ensemble au concert, au cinéma ou au théâtre ; ils visitaient, en marchant sur la pointe des pieds, les trésors des musées. La cathédrale n’avait plus de secret pour eux. Ils avaient escaladé ses tours avec audace de casse-cou. Ils aimaient les cheveux bleus de Franz Marc, les champs de blé et les soleils irradiés de Van Gogh, l’univers exotique de Gauguin. Mais tout cela n’indique en fait rien de précis. Peut-être aussi ne faut-il pas trop chercher à expliquer la nature de leur enthousiasme ; ils étaient eux-mêmes si discrets. Ils pénétraient dans l’âge adulte, dans la vie, avec une tranquillité sereine.

Un de leurs chants préférés était :


Ferme l’œil un moment, ferme l’oreille
au vacarme du temps.
Tu ne guéris ce mal ni ne te sauves
si ton cœur tout entier ne se donne.

A toi de préserver, d’espérer, de voir
dans le jour l’éternité.
Tu es déjà dans le destin du monde
si prisonnier et si libre.

L’heure vient où l’on t’appelle.
Sois prêt alors absolument,
et dans le feu qui palpite,
lance-toi comme une dernière bûche."




Inge Scholl – La Rose Blanche

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