2.4.10

Le permissionnaire



« Par un soir de l’hiver de 1917, un train débarquait dans la gare de l’Est une troupe nombreuse de permissionnaires. Il y avait là, mêlés à des gens de l’arrière, beaucoup d’hommes du front, soldats et officiers, reconnaissables à leur figure tannée, leur capote fatiguée.
L’invraisemblance qui se prolongeait depuis si longtemps, à cent kilomètres de Paris, mourait là sur le quai. Le visage de ce jeune sous-officier changeait de seconde en seconde, tandis qu’il passait le guichet, remettait sa permission dans sa poche et descendait les marches extérieures. Ses yeux furent brusquement remplis de lumières, de taxis, de femmes.

« Le pays des femmes », murmura-t-il. Il ne s’attarda pas à cette remarque ; un mot, une pensée ne pouvaient être qu’un retard sur la sensation.
Les fantassins et les artilleurs, déjà domestiqués, s’engouffraient avec leurs parents dans la bouche du métro. Lui était seul et prit un taxi.
Où aller ? Il était seul, il était libre, il pouvait aller partout. Il ne pouvait aller nulle part, il n’avait pas d’argent. […] Seulement sa solde. Bah ! c’était au moins une soirée. Demain il verrait. Il avait des idées, et surtout une confiance passionnée : rien ne résisterait à la violence de son appétit. […]

Ce qui le préoccupait, c’était sa tenue. Très joli d’être un vrai fantassin, avec des brisques et une croix et de porter la fourragère d’un célèbre régiment de choc, mais encore faut-il montrer qu’on n’est pas un péquenot. Dans le train, il avait pensé à tout, à tout ce qui lui permettrait sa pénurie. Le taxi le déposa rue de la Paix ; il était tard et il entra de force chez Charvet, alors que le rideau de fer descendait.
J’ai besoin d’une chemise… »

Pierre Drieu la Rochelle - Gilles

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