"Le prince nous paraissait distrait et lointain, mais de tout autre manière. A peine devait-il avoir passé la vingtième année, mais la sévère et douloureuse expression qui nous frappa en lui formait un étrange contraste avec son âge. Bien qu'il fût d'une taille élevée, il se tenait profondément courbé, comme si sa haute stature eût été pour lui une gêne. A peine semblait-il entendre notre délibération. J'avais l'impression qu'en lui s'unissaient l'extrême vieillesse et la prime jeunesse - la vieillesse de la race et la jeunesse de la personne. La décadence était ainsi profondément empreinte dans tout son être. On remarquait en lui le trait de la grandeur héréditaire, et ce trait contraire aussi que la terre imprime sur tout héritage - car l'héritage est la richesse des morts.
Je n'étais pas surpris que dans cette dernière phase de la lutte pour la Marina, la noblesse fît son apparition, car c'est dans les coeurs nobles que la souffrance du peuple trouve son écho le plus puissant. Quand le sentiment du droit et du bien s'évanouit, quand l'épouvante trouble les sens, alors les forces de l'homme de la rue sont bientôt taries. Mais chez la vieille aristocratie le sens de ce qui est vrai et légitime demeure vivant et c'est d'elle que sortent les nouveaux rejetons de l'esprit d'équité. Il n'est pas d'autre raison à la prééminence accordée chez tous les peuples au sang noble.
Mais j'avais cru qu'un jour surgiraient, sortis des châteaux et des hautes demeures, des hommes armés qui seraient les chefs chevaleresques dans la lutte pour la liberté. Au lieu d'eux, je voyais ce vieillard prématuré, qui lui-même avait besoin d'un appui, et dont l'aspect m'éclairait pleinement sur le degré de décadence où nous étions déjà tombés. Et c'était cependant chose admirable, que ce rêveur plein de lassitude se sentît appelé à être un protecteur - ainsi voit-on les plus faibles et les plus purs assumer en ce monde les tâches d'airain."
Ernst Jünger - Sur les falaises de marbre
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